Beautiful Nightmares

Le noir.
Tout juste percé par un rai de lumière.
Le noir.
Et puis un éclat. Un reflet. Un rayon lumineux accroché par une lame d’acier.
Et puis la douleur. 

Minami cria. Son hurlement déchira le silence tranquille de la nuit. Son cœur frappait contre son sternum, menaçant de briser l’os. Elle tremblait, ses cheveux poisseux étaient collés contre sa nuque. Il lui fallut de longues secondes avant de prendre conscience de la situation, durant lesquelles elle tenta de réguler son souffle. 
Un cauchemar.
Ce n’était qu’un simple cauchemar.
Epuisée, elle retomba sur l’oreiller et se força à répéter mentalement les paroles qu’elle avait apprises par cœur : « Je suis à Esmera, loin d’Oscuro. Je suis libre et en sécurité ». Même encore maintenant, ces mots résonnaient faux à ses oreilles. Luttant contre les larmes, elle plaqua un bras contre son visage et se força au calme. Mais elle ne se rendormit pas.

Le matin arriva bien trop lentement à son goût. Dès que les premiers rayons apparurent, Minami sauta du lit, enfila une tunique et sortit. L’habitation qu’on lui avait proposée était de taille tout à fait correcte, pourtant elle ne pouvait s’empêcher de s’y sentir à l’étroit. Ainsi fut-elle bien contente de retrouver l’extérieur. Elle inspira profondément, remplissant ses poumons de tous les parfums de la forêt : résine, menthe poivrée, fleurs naissantes… Elle avait l’impression que son sang se gorgeait de toutes ses senteurs, les éparpillant aux quatre coins de son organisme.
Un mouvement attira son attention. Sur le qui-vive, Minami pivota…pour se retrouver face à un Nanti aussi déboussolé qu’elle. Les deux jeunes gens se fixèrent un long moment, chacun étant surpris de trouver l’autre réveillé.

    -       Euh…Bonjour ? lança le jeune loup.

    -       Bonjour, s’empressa-t-elle de répondre.

Un corbeau alla se poser sur une branche, donnant ainsi une excuse à la démone pour détourner le regard. Nanti l’observa, mal à l’aise. Le silence s’installa, tout juste ponctué par les croassements du volatile, insensible à la tension pourtant palpable. Le jeune prince esquissa un geste en direction de son amie, avant de se reprendre. Il se mordit les lèvres.

    -       Je…j’ai à faire, finit-il par lâcher en s’éloignant.

Minami acquiesça mais ne répondit rien. Que pouvait-elle lui dire ? Elle regarda la silhouette du jeune homme s’éloigner, un étrange poids dans la poitrine.

Elle passa sa matinée à errer dans le village. C’était devenu son activité principale depuis quelques jours : elle se promenait, complètement au hasard, espérant secrètement qu’un lieu ou qu’une odeur réveille en elle un souvenir enfoui. Mais la plupart du temps sa mémoire restait stérile. La matinée passa aussi vite que sa nuit fut longue. L’après-midi fut bientôt là, apportant avec lui une vague de chaleur inattendue. Le soleil frappait fort, transperçant sans peine le toit de verdure. Même l’ombre, si salvatrice habituellement, semblait incandescente. Le village était désert, chacun fuyant la chaleur.
Minami était épuisée. Presque par réflexe, elle prit le chemin des bois, en direction du sanctuaire de la sirène. Peu de temps après son arrivée, Méline, la chamane qui l’aidait dans sa quête de souvenirs, lui avait conseillé ce lieu, véritable havre de paix selon elle. Régulièrement, Minami s’y rendait, se gorgeant du calme et de la sérénité que lui apportait l’endroit. Au détour d’un arbre, elle finit par atteindre sa destination.
Le soleil caressait timidement l’eau, la parant de mille paillettes d’or. De majestueux saules pleureurs déversaient leurs larmes vertes autour des berges, tandis que des nénuphars en fleurs ponctuaient de rose et de vert l’onde calme. Quelques pierres polies par le temps émergeaient  de-ci de-là, offrant leur surface lisse aux nageurs fatigués.
Le lieu était calme en effet. Méline n’avait pas menti sur ce point. Presque inconsciemment, Minami défit sa tunique qui tomba dans un bruissement d’étoffe sur le sol humide. Lentement, elle s’immergea dans l’eau claire. Le froid lui saisissait les membres, les perforant tel un millier de minuscules aiguilles, cependant elle continuait. Quand l’eau vint lui chatouiller le bas du cou, elle prit une profonde inspiration et plongea. Elle aimait particulièrement ce moment, quand les tourbillons gelés venaient s’engouffrer dans sa chevelure. Cela lui donnait l’impression d’être vivante. Elle resta ainsi quelques secondes, profitant du silence abyssal. Puis, quand ses poumons commencèrent à crier grâce, elle émergea. La forêt était calme, comme d’habitude. Les arbres, lentement bercés par une brise printanière, semblaient lui murmurer des mots d’apaisement. Elle soupira. Quand parviendra-t-elle à trouver la paix ?
Elle sortit et s’installa sur une pierre plate, agréablement chauffée par le soleil. Inconsciemment son regard balaya la lisière du bois, ici même où Nanti avait émergé quelques jours plus tôt. Elle se rappelait encore du voile de tristesse qui avait assombri ses yeux quand il avait compris son handicap. Etrangement, sa présence la rassurait. Elle ne pouvait expliquer ce sentiment, alors elle le laissait juste la submerger. C’était plutôt agréable. Il faisait étonnement chaud pour la saison et elle se surprit à se sentir somnoler. Apaisée par l’aura que dégageait le lac, elle ferma les yeux et s’allongea sur la pierre.

Noir et douleur.
Souffrances et obscurité.
Le cauchemar se répétait, tel une infernale fable.
Elle s’agita, comme si les mouvements de son corps avaient le pouvoir de chasser ces visions. Et puis, soudain, le cauchemar changea.
Elle était toujours dans les geôles d’Oscuro, mais la peur qui l’habitait habituellement semblait avoir disparu. L’unique trait de lumière lui transperçait la rétine telle la plus aiguisée des lames. Même les battements imperceptibles de son cœur semblaient résonner, coups de canon déchirant l’insupportable silence. Et dans cet univers de tous les extrêmes, elle attendait. Cela faisait bien longtemps qu’elle avait oublié quoi. Cependant, au plus profond d’elle-même, elle savait qu’il y avait quelque chose qu’elle n’aurait pas dû oublier. Quelque chose auquel elle devait encore croire. Alors elle attendait.
Minami rouvrit les yeux. La lente descente du soleil l’informa du temps qu’elle avait passé dans ses pensées. Frémissante sous la fraîcheur du vent crépusculaire, elle enfila ses vêtements, et se hâta de rentrer. Elle avait rendez-vous.
En chemin, elle ne put s’empêcher de penser à ce nouveau rêve. C’était à la fois rassurant et étrange de penser qu’elle avait pu ressentir de l’espoir dans sa prison. Elle s’agrippa à ce sentiment et pressa le pas.

Méline l’attendait. Elle sourit en la voyant arriver et, sans un mot, l’invita à entrer. Minami s’exécuta, encore quelque peu impressionnée par la femme. Depuis son arrivée, la louve et elle se retrouvaient régulièrement au cours de séances censées libérer son esprit et réveiller sa mémoire. C’était un travail difficile, aussi éreintant pour l’une que pour l’autre. Bien qu’elle n’aimait pas particulièrement revenir sur son passé, Minami se prêtait au jeu, espérant à chaque fois que le souvenir qui émergerait ne soit pas que douleur et peine. C’est donc légèrement tendue qu’elle s’assit dans la demeure de la louve. L’endroit sentait l’encens et les fleurs séchées. C’était un parfum lourd, qui lui engourdissait l’esprit aussi sûrement que les paroles de la chamane. Celle-ci prit place en face d’elle.

    -       Comment vas-tu aujourd’hui ? s’enquit-elle dans un sourire.

Minami s’efforça de sourire à son tour.

    -       Pas vraiment mieux. Je…je fais beaucoup de cauchemars.

Méline acquiesça.

    -       C’est tout à fait normal. Ces souvenirs te paralysent, ils t’empêchent d’avancer en bloquant ta vision du passé. Ton âme essaye tout simplement de t’en débarrasser par le biais des songes.

La démone hocha mollement la tête, peu convaincue.

    -       Tu as l’air épuisée, remarqua la louve. Je ne suis pas sûre que tu sois en état pour une séance.

    -       Mais j’en ai besoin ! Sans ça, jamais je ne pourrais retrouver mes souvenirs !

    -       Peut être, mais je refuse de te faire souffrir inutilement, et une séance maintenant ne serait d’aucune utilité. Repose toi, reprit-elle d’une voix plus douce. Nous recommencerons dès que tu seras plus en forme.

Tout bascula autour de Minami. Comment pourrait-elle s’en sortir sans l’aide de Méline ? Elle commença à paniquer, son souffle se fit rapide.

    -       Je ne pourrais pas, haleta-elle. Je ne peux pas dormir ! Pas avec…

Elle ne finit pas sa phrase, complètement perdue. Méline la regardait gravement.

    -       Pourquoi ne dormirais-tu pas avec Nanti ?

La remarque la prit tellement de court qu’elle cessa de respirer. La louve dissimula un sourire devant l’air ébahi de la démone. Ainsi elle n’avait pas tout à fait oublié le jeune loup. C’était bon signe pour la suite.

    -       Pour....pourquoi ? bredouilla la jeune femme.

    -       Tu m’as toi même raconté que sa présence t’apaisait. Dormir avec lui parviendra peut-être à chasser tes cauchemars. Tu devrais essayer.

Minami resta sans voix. Dormir avec Nanti…Elle n’oserait jamais ! Elle secoua la tête, rouge de honte.

    -       Tu te trouves dans un cercle vicieux, Minami, tenta de la convaincre Méline. Tu n’as pas le choix, si tu veux pouvoir continuer les séances. Je peux t’accompagner si tu veux. J’arriverais à le convaincre, ne t’en fais pas.

Elle se garda bien de dire que le jeune prince n’attendait que ça depuis probablement plusieurs semaines. Minami hésitait mais les arguments de la chamane finirent par l’emporter. Elle hocha timidement la tête.

    -       Parfait ! Allons le trouver !

Sans attendre que sa protégée ne change d’avis, elle l’attrapa par le bras et la tira vers la sortie.

Trouver Nanti ne fut pas difficile, le prince se promenant tranquillement, profitant de la fraicheur du crépuscule. Dès qu’elle l’aperçut, Méline fonça dans sa direction, bien décidée de ne laisser aucune échappatoire à Minami (celle-ci commençant à regretter amèrement son choix).

    -       Nanti ! le héla-t-elle.

A l’énonce de son nom, le jeune loup pivota. Méline vit, amusée, ses yeux la fixer, puis descendre vers Minami, pour revenir vers elle, interrogateurs.

    -       Ma tante, la salua-t-il.

    -       J’ai une requête à te formuler.

Les sourcils froncés, Nanti hocha la tête. Méline lui expliqua alors la situation ainsi que sa solution. Au fur et à mesure que la louve parlait, le visage du prince se détendit. Plusieurs fois, Minami sentit son regard de sang poser sur elle, ce qui n’arrangeait pas sa gêne ! A la fin, Nanti était aussi rayonnant que Minami était rouge.

    -       Parfait ! s’exclama Méline devant la réponse positive du prince. Je vous laisse régler les détails ensemble.

Ignorant le regard désespéré que lui lança la jeune femme, la louve s’éclipsa. Restés seuls, Minami se trouva un intérêt soudain pour ses pieds. Devant l’embarras évident de son amie, Nanti décida de prendre les devants.

    -       Je te rejoindrais ce soir. Mieux vaut que tu restes dans un lieu familier pour l’instant.

Il la dévisagea un instant avant de s’éloigner à son tour. Dès qu’il se fut éloigné, Minami se sentit glisser au sol. Ses pensées se bousculaient dans sa tête, chacune essayant de supplanter l’autre. Elle avait les mains moites, les jambes en cotons et son cœur qui tentait de battre un nouveau record de vitesse. Elle leva la tête vers le ciel et serra les dents en voyant le ciel mauve et bleu. Il ne restait plus que quelques heures avant la nuit…

Jamais la petite habitation ne lui avait semblé si étroite, si étouffante. La lune s’était levée depuis plusieurs heures déjà et Nanti n’était toujours pas là ! Pour la millième fois, Minami se leva du lit et entreprit de faire le tour de la chambre. Elle était certaine qu’elle finirait par creuser un sillon à force de marcher de la sorte ! Elle allait s’asseoir (à nouveau) quand un bruit feutré attira son attention. Aussitôt, tout son être se tendit. Nanti apparut quelques secondes après.
Le jeune prince semblait plus anxieux que lorsqu’elle l’avait quitté plus tôt. En la découvrant, il lui offrit un faible sourire, ce qui lui provoqua une vague de frissons, aussi soudaine qu’inexpliquée.

    -       Désolé du retard, j’avais des affaires à régler, s’excusa-t-il.

Minami ouvrit la bouche, avant de se rendre compte qu’elle était incapable de parler. Elle piqua un fard. Nanti l’observa, à la fois peiné et amusé.

    -       Bien, poursuivit-il. Tu…je… on devrait peut-être se coucher maintenant. Il est déjà tard. Tu es prête ?

Elle allait acquiescer quand elle se rendit compte qu’elle avait gardé ses vêtements de jour. Quelle idiote ! Elle avait eu de longues heures pour se préparer et elle n’avait pas pensé à se changer !

    -       Je suis désolée, bredouilla-t-elle. J’ai oublié de me changer.

    -       Ce n’est rien ! la rassura-t-il. Je ne regarde pas !

Il se tourna, laissant Minami se dévêtir. Il l’entendit enfiler une tunique plus légère, puis le froissement des draps lui apprit qu’elle s’était couchée. Il se permit enfin un coup d’œil. Elle le fixait, de ses deux iris rubis. Un frisson le parcourut, sans qu’il parvienne à en identifier la cause.

    -       Tu peux venir maintenant, murmura-t-elle.

Nanti acquiesça. La voir ainsi le troublait plus qu’il ne voulait bien l’admettre. Il avait l’impression de n’avoir que l’ombre de l’ancienne Minami devant lui. La femme forte et courageuse qu’il avait connue semblait s’être effacée, au profit de cette pâle esquisse. Il chassa bien vite cette idée. Elle était là, devant lui. Il le savait. Et il ne tenait qu’à lui de l’aider à redevenir elle-même.
Doucement, il se glissa sous les draps à son tour. Il prit garde à ne pas la toucher de suite, veillant à ce qu’elle s’habitue d’abord à la température pour le moins inhabituelle de son corps. Ils restèrent de longues secondes ainsi, allongés l’un à côté de l’autre, chacun ayant peur de faire le premier pas.

    -       Tu dors ? demanda une petite voix.

Nanti sourit.

    -       Non. Tu n’as pas trop froid ?

    -       Ca va. Je n’ai jamais aimé la chaleur de toute manière.

Le jeune loup sentit son cœur battre un peu plus vite. C’était tout à fait le genre de phrase que l’ancienne Minami aurait pu dire ! Encouragé, il s’approcha un peu d’elle, la frôlant presque. Il pouvait déjà sentir son parfum, senteur unique réveillant en lui mille souvenirs. Il avait envie de la toucher, d’enfouir son visage dans son cou, mais il se contint, conscient qu’il ne ferait qu’accentuer son mal-être. Les secondes s’égrainèrent, chacune semblant durer une heure. Nanti commençait à sentir le sommeil appuyer sur ses paupières. Il allait lâcher prise quand un mouvement réveilla son attention. Doucement, presqu’imperceptiblement, Minami se rapprochait. Il se tendit, anticipant le contact. Lorsqu’enfin il la sentit contre lui, l’émotion manqua de le submerger. Le désir électrisa son corps, finissant de le réveiller complètement. Il approcha son visage du sien, hésitant sur le chemin à emprunter, avant d’aller s’abandonner dans son cou. Il s’enivra de son odeur, respirant comme s’il n’avait jamais respiré jusqu’à maintenant. Ses mains se plaquèrent contre son corps, glace contre feu. Qui sait jusqu’où il serait allé si Minami n’avait pas parlé à cet instant.

    -       Nanti, non. S’il te plaît.

Ce fut comme une douche froide pour lui. Il s’écarta aussitôt.

    -       Je suis désolé, se reprit-il, honteux.

    -       Non c’est moi qui le suis. Je ne suis pas encore prête. Tout est encore trop flou dans ma tête. Mais je peux y arriver, je le sais. Grâce à toi, à Eska et à Méline. J’ai juste besoin de temps.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, Nanti s’apaisait. Bientôt, il fut suffisamment maitre de lui pour s’approcher de nouveau.

    -       Entendu. Tu n’as pas à t’inquiéter pour ça. Prends ton temps. Je t’attendrais un siècle s’il le faut.

A ces mots, Minami sentit son cœur s’emballer. Le poids qui pesait sur sa poitrine s’envola. Surmontant ses angoisses, elle se cala contre lui, son visage contre son torse.

    -       Merci, murmura-t-elle.

Nanti l’enveloppa de ses bras, la serrant un peu plus contre lui. Minami fut surprise de la facilité avec laquelle elle avait trouvé sa place contre lui. Son corps se mouvait à l’instinct, se fondant à la perfection contre celui du jeune loup. Apaisée, elle ferma enfin les yeux.

Le noir.
Tout juste percé par un rai de lumière.
Le noir.
Et puis un éclat. Un reflet. Un rayon lumineux accroché par une lame d’acier.
Elle se crispe, en attente de la douleur qu’elle sait imminente.
Et puis, un souffle régulier, en écho avec le sien. L’apaisante sensation de chaleur, la douceur d’une peau. Une main froide, passant sur son front, et enfin trois mots :

    -       Je suis là.

Cette nuit-là, Minami ne fit pas de cauchemar.